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Les rois de l'incompétence
Ce qu’il y a de plus insupportable chez les grands incompétents, c’est sans doute leur conviction de valoir beaucoup plus que nous. Un comble, analysé par deux chercheurs, David Dunning et Justin Kruger.

uiconque a un jour travaillé dans un bureau, au sein d’une équipe dirigée par un manager, a sûrement un jour assisté à cette scène : un sous-chef investi d’une petite mission et de quelques menus pouvoirs sur ses collaborateurs, ne cesse de se plaindre de ses subordonnés, de leur incapacité et de leur lenteur ; il se désespère de devoir faire tout, tout seul. Seul problème : tout le monde se rend bien compte qu’il est parfaitement nul, qu’il faut toujours tout refaire derrière lui, et que s’il y a un incompétent dans cette affaire, c’est bien lui.

Même aux plus hauts niveaux de pouvoir, il semble que ce schéma ne soit pas rare, puisque de nombreuses déclarations ayant filtré de l’entourage de Donald Trump à la Maison Blanche ont fait état de situations où le détenteur du pouvoir commettait des bourdes aux conséquences potentiellement gravissimes qu’il s’agissait ensuite de rattraper derrière son dos, malgré lui. En somme, le plus grand incompétent est celui qui accuse les autres d’incompétence…


L’effet Dunning-Kruger, mesure de la nullité

Dans les cercles de la psychologie cognitive, on aime qualifier ce type de comportements aberrants en recourant à la notion de biais cognitif, ou « d’effet ». L’un d’entre eux est devenu célèbre, au point d’être qualifié de mème, c’est-à-dire un fragment de connaissance renfermé dans une image, ou dans une phrase, et utilisé dans la rhétorique courante des discussions en ligne. Il s’agit de l’effet Dunning-Kruger. Il n’y aurait rien à redire, si le sens de cet effet n’avait été déformé, générant un court-circuit quelque peu comique lorsqu’il est mal cité.

Car l’effet Dunning-Kruger est souvent invoqué à tort à propos de personnes incompétentes dans leur domaine qui se comportent comme si elles en savaient plus que les experts. Autant que l’existence des incompétents en question, le recours à cette explication pour qualifier et décrédibiliser leurs agissements est devenu presque monnaie courante dans certains milieux. « Vous ne connaissez rien en macroéconomie et vous voulez nous expliquer comment il faut réformer les retraites ? », Dunning-Kruger ! « Vous avez votre certificat d’école primaire et vous voulez m’expliquer que les vaccins favoriseraient l’autisme ? », Dunning-Kruger ! On l’a compris, l’effet Dunning-Kruger sert à décrédibiliser un point de vue (ou plus précisément la personne qui l’exprime) sur la base d’un résultat scientifique reconnu. Les personnes qui invoquent cet effet de cette façon disent en substance : « C’est la science qui dit que votre opinion ne compte pas, alors fermez-la. »

En fait, on croit souvent que David Dunning et Justin Kruger ont établi que les personnes peu compétentes pensent en savoir plus que les experts. Cette idée erronée est parfois utilisée non seulement pour faire taire les autres, mais aussi pour se moquer de ceux qui en savent moins, en supposant implicitement que l’incompétence dans un domaine est synonyme d’une faible intelligence. C’est peut-être vrai, mais quiconque s’appuie sur l’effet Dunning-Kruger pour trouver une légitimité scientifique à cette affirmation est lui-même mal informé. Dunning et Kruger n’ont rien dit de tel. Et vous comprenez que cela entraîne un effet comique involontaire : si vous mentionnez l’effet Dunning-Kruger d’emblée, vous êtes en fait la victime du même biais que vous entendez dénoncer : vous pensez connaître un fait scientifique, alors que ce n’est pas le cas.


L’incompétent se croit très bon

Quel est vraiment l’effet Dunning-Kruger ? Ou peut-être serait-il plus juste de dire Kruger-Dunning, puisque l’article original, publié en 1999 dans le Journal of Personality and Social Psychology et dans lequel les deux chercheurs de l’université Cornell exposent leurs recherches, est signé par les deux auteurs dans cet ordre. Cependant, Dunning-Kruger est maintenant entré dans le vocabulaire commun, y compris académique, il nous faut donc nous en tenir à cette convention. En attendant, disons tout de suite que l’article écrit par Justin Kruger et David Dunning est très beau, agréable à lire, avec des anecdotes et des citations mais en même temps profond, et vise à expliquer une particularité humaine : celle de se croire meilleur que les autres. On appelle cela un « effet supérieur à la moyenne », et il identifie la tendance du citoyen moyen à se sentir au-dessus de ses semblables. Prenons quelques exemples : tous les managers se pensent généralement meilleurs que le manager moyen, tout comme tous les étudiants d’une classe se voient comme plus aptes à socialiser que leurs camarades de classe. Pourtant, il est clair que nous ne pouvons pas tous être au-dessus de la moyenne, de sorte que l’effet génère un petit paradoxe cognitif… Et ce qui nous intéresse ici est de comprendre pourquoi, tout particulièrement, les gens qui sont plutôt en dessous de la moyenne se surestiment autant.


L’incompétent s’ignore totalement !

Kruger et Dunning ont avancé une hypothèse pour expliquer ce défaut de jugement. « Nous proposons que lorsque les gens sont incompétents dans les stratégies déployées pour atteindre le succès et l’épanouissement, ils souffrent d’un double handicap : non seulement ils arrivent à de mauvaises conclusions et font des choix malheureux, mais leur incompétence les prive de leur capacité de comprendre ce qu’ils ont fait de travers. » En d’autres termes, les qualités cognitives nécessaires pour être compétent dans une matière donnée sont les mêmes que celles nécessaires pour évaluer la compétence, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle des autres, dans cette même matière. Cette capacité peut être décrite par le terme de métacognition, c’est-à-dire la capacité d’évaluer sa propre performance. Prenons un exemple : les compétences nécessaires pour écrire dans un français correct sont les mêmes que celles nécessaires pour reconnaître les erreurs d’écriture en français ; mais si ma connaissance de la langue est faible, je ne pourrai pas reconnaître les erreurs que je fais, et c’est précisément cette faible connaissance, l’incompétence, qui m’empêche d’évaluer correctement mon propre niveau de compétence. De la même façon, le manager qui se croit très bon dans sa gestion d’équipe ne se rend pas compte de ses lacunes car son niveau de connaissance et d’expertise dans ce domaine est faible.

L’incompétent ne voit pas ses propres défauts, car il faudrait pour cela qu'il ait un minimum de connaissances dans son domaine.

Kruger et Dunning ont réalisé quatre expériences fondatrices pour tester cette hypothèse. Ils sont partis du point de vue que si un manque de métacognition était responsable de l’incapacité de s’évaluer chez les personnes incompétentes, il faudrait s’attendre à observer quatre phénomènes : tout d’abord, les personnes incompétentes devraient surestimer de façon nette leurs compétences et leurs performances par rapport aux autres ; ensuite, elles devraient être moins capables que les autres de reconnaître une aptitude lorsqu’elles la rencontrent ; troisièmement, elles devraient être moins capables d’évaluer leur propre niveau d’aptitude, même après avoir observé des individus qualifiés ; enfin, elles devraient être en mesure d’améliorer l’estimation de leur niveau d’aptitude si elles sont correctement informées et préparées, c’est-à-dire si elles deviennent… un peu plus compétentes.

Pour ne pas être eux-mêmes victimes de l’effet Dunning-Kruger, les auteurs ont commencé par se demander s’ils savaient exactement ce qu’ils entendaient par « compétence » ! Et ce n’est pas un simple exercice théorique. Ils soulignent ainsi deux aspects de ce concept dans une note : tout d’abord, l’incompétence est une mesure relative, c’est-à-dire que l’on est toujours incompétent par rapport à quelqu’un d’autre (et également plus compétent que d’autres encore). Ensuite, quand on mesure l’incompétence en sciences, on pose toujours la question dans un domaine spécifique, et non de manière globale. Ainsi, rien n’indique que les personnes qui sont incompétentes dans un domaine le sont dans d’autres. Ainsi, pour apprécier le travail de Kruger et de Dunning, il est utile de penser que nous sommes tous, même les plus intelligents ou les plus sages, incompétents dans quelque chose, tout comme nous pourrions facilement tomber dans le pourcentage incompressible « d’imbéciles » qui semble exister dans tout groupe ou catégorie socioprofessionnelle, aussi prestigieuse soit-elle. C’est pourquoi les études de Dunning Kruger ne servent donc pas à fournir une arme de matraquage conceptuel à utiliser contre ceux qui pensent différemment de nous, mais à nous donner une connaissance plus profonde de l’humain et de ses limites. Laissons les sentiments de fierté intellectuelle derrière nous et nous trouverons dans les résultats de Kruger et Dunning quelque chose de beaucoup plus intéressant.


Expériences d’autoévaluation

Comment évaluer si les personnes incompétentes surestiment leur rendement ? Vous commencez par recruter un groupe de personnes et ensuite vous les testez. Sans leur laisser voir la correction, les volontaires sont invités à s’autoévaluer, c’est-à-dire à répondre à la question : quel est votre résultat au test par rapport à vos camarades ? Ensuite, vous répartissez les personnes en fonction du résultat obtenu et vous observez dans quelle mesure cela se rapproche de leur autoévaluation. Après avoir divisé les participants en quatre groupes, Kruger et Dunning découvrent ainsi que ceux qui ont très mal réussi le test pensent avoir assez bien réussi. En outre, ceux qui ont très bien réussi pensent obtenir des résultats un peu moins bons que la réalité. Mais attention : pour un incompétent, surestimer ses résultats ne signifie pas qu’il croie obtenir de bonnes performances dans l’absolu. L’autoévaluation réalisée dans les groupes les moins compétents est en fait inférieure à celle réalisée dans les meilleurs. Les incompétents se leurrent donc sur leur propre valeur, sans pour autant forcément se croire plus aptes que de grands experts. Ni Kruger ni Dunning ne s’attendaient à un résultat aussi clair et retentissant dès la première tentative.

Quel genre de test était passé par les participants ? Dans ce cas précis, il s’agissait d’un test d’humour. Les volontaires devaient évaluer dans quelle mesure une blague était, selon eux, drôle ou non. La bonne réponse était celle donnée par un groupe d’experts (des comédiens professionnels) qui avaient subi le même test. Autrement dit, il s’agissait de tests dans des domaines ne demandant pas d’expertise technique pointue. Et de façon générale, lorsque Kruger et Dunning parlent d’incompétence, ils le font dans des domaines généraux, où chacun possède un minimum d’expérience. Il ne s’agit pas de domaines techniques ou spécifiques. Or, cet effet disparaît lorsque des personnes subissent un test technique dans un domaine qui leur est étranger. Dans ce cas, les incompétents ne se surestiment pas du tout, et ils reconnaissent très bien qu’ils ne connaissent rien à ce sujet. Et il n’est pas besoin de penser à un test de physique des particules élémentaires pour savoir que vous n’avez pas bien réussi. Qui d’entre nous penserait vraiment pouvoir réussir un test d’expertise sur la récolte des céréales ? Ou sur le montage et le démontage d’une culasse de moteur ? Confrontés à un test technique, les gens ont plutôt tendance à sous-estimer leurs performances.


Comment réviser son jugement sur soi-même ?

Dans leur deuxième expérience, Dunning et Kruger proposent cette fois à leurs sujets un test de logique générale, et retrouvent les mêmes résultats que ceux obtenus avec des épreuves portant sur l’humour. Dans le troisième, ils introduisent un test de connaissance de la grammaire, et là aussi les données sont confirmées. Mais cette fois, ils ont ajouté quelque chose en plus. Quelques semaines après le test, les membres du groupe ayant obtenu le plus mauvais score et ceux ayant obtenu le meilleur score ont été rappelés au laboratoire. Les membres des deux groupes ont alors reçu les résultats de cinq tests d’autres personnes, et doivent les corriger à l’aide des bonnes réponses qui leur sont fournies.

Ainsi que le prévoyait la deuxième prédiction émise par les scientifiques, les moins compétents s’avèrent également moins capables d’évaluer correctement ces tests, ce qui laisse supposer qu’un manque de métacognition les empêche également d’évaluer correctement la performance des autres. Mais l’expérience ne s’est pas arrêtée là. Après avoir évalué les cinq tests, les membres des deux groupes ont été invités à réévaluer leur test (ils ne connaissaient pas leur résultat réel, de toute façon). L’idée derrière cette demande est de comprendre si le fait d’avoir connaissance des performances des autres pourrait améliorer les capacités d’autoévaluation des sujets. Pour le groupe des moins compétents, il n’en a pas été ainsi, ce qui confirmait la troisième prédiction faite par Kruger et Dunning sur la « résistance » de l’effet. En revanche, il en a été ainsi pour le groupe des meilleurs, qui a donc cessé de se sous-estimer. Pour Dunning et Kruger, les individus compétents ne se sous-estiment donc pas à cause d’un manque de métacognition, mais par un autre effet appelé « effet de faux consensus ». Cette fois, l’idée est que si vous êtes bon dans un domaine, les choses vous semblent faciles et vous avez donc tendance à croire que les autres doivent s’en sortir bien aussi. C’est pourquoi les personnes ayant mieux réussi les tests, une fois qu’elles avaient vu les résultats de leurs camarades et constaté de leurs propres yeux leur niveau, se sont rendu compte qu’elles étaient en fait meilleures qu’elles ne le pensaient, et ont corrigé l’estimation de leurs propres performances. Conclusion de la troisième expérience : les incompétents sont incapables de profiter de l’occasion d’observer le comportement des autres, ce qui constitue habituellement une stratégie d’amélioration éprouvée.


Petite formation pour incapables

C’est probablement la partie la plus intéressante des travaux de Kruger et Dunning. Pour l’essentiel, elle a été menée comme dans les trois premières phases, grâce à un test de raisonnement logique, et a confirmé les résultats antérieurs. Mais les auteurs ont ensuite cherché un moyen d’améliorer la capacité d’autoévaluation du groupe le moins bon, c’est-à-dire d’améliorer leur métacognition. Rappelez-vous que pour que la métacognition fonctionne, le sujet doit avoir de bonnes compétences dans le domaine d’étude. C’est pourquoi, après avoir passé le test et l’autoévaluation, certains participants ont suivi un cours sur le raisonnement logique. L’objectif était de leur donner les connaissances qui leur manquaient sur ces sujets. Cela aurait dû accroître leurs compétences et, par voie de conséquence, leur métacognition, jusqu’à améliorer leur autoévaluation. Et c’est bien ce qui a été observé. Ceux qui avaient eu de mauvais résultats au test et qui, malgré cela, s’étaient autoévalués comme bons, ont révisé de manière significative leur autoévaluation après la formation, jusqu’à atteindre un jugement proche de la réalité et à rivaliser de précision avec ceux qui s’étaient classés dans le meilleur groupe. Signe que, d’après Kruger et Dunning, les incompétents peuvent apprendre à mieux se juger s’ils deviennent compétents. Ce résultat est vraiment intéressant, et en fait il oblige Kruger et Dunning à s’interroger sur sa signification et ses causes possibles. La question est simple : comment est-il possible qu’un petit cours ait suffi à améliorer de façon aussi spectaculaire la capacité d’autoévaluation du groupe d’incompétents ? Et surtout, comment est-il possible que les incompétents eux-mêmes n’aient pas eu l’occasion de comprendre les limites de leur compétence lors d’épisodes et d’expériences antérieures de leur vie ? Kruger et Dunning suggèrent que le système d’enseignement n’accorde pas assez d’importance aux rétroactions négatives au cours de l’apprentissage, c’est-à-dire aux explications sur les conséquences de nos erreurs. Réduire l’effet Dunning-Kruger dans la population passerait alors probablement par une meilleure éducation précoce sur ce plan.


Vers une théorie du jugement

D’un certain point de vue, l’effet Dunning-Kruger pourrait être considéré comme une découverte tautologique : qui sait, sait aussi qu’il sait ; qui ne sait pas, ne sait pas non plus qu’il ne sait pas. Kruger et Dunning ont reçu pour leurs travaux le prix igNobel, décerné au fil des ans par la revue scientifique humoristique Annals of Improbable Research, qui récompense les recherches les plus bizarres ou les plus drôles de l’année. Lors de la cérémonie des prix igNobel en 2017, un « Opéra de l’incompétence » avait été composé, reprenant un célèbre air de Puccini avec des paroles faisant allusion aux expériences des deux chercheurs. Au-delà de cet aspect folklorique, l’effet Dunning-Kruger contribue, selon David Dunning, à établir les bases d’une théorie du jugement. Dans le cadre d’une telle théorie, il aborde un volet important : la difficulté à s’évaluer soi-même avec précision. Mais il y en a un autre, la difficulté à juger correctement autrui. Il s’appelle l’effet Cassandre, et mériterait un article à lui tout seul.

Source: http://www.cerveauetpsycho.fr/...